Ainsi naissent les fantômes - Lisa Tuttle

dimanche 31 juillet 2011
Recueil de nouvelles publié en 2011 aux éditions Dystopia

Je n'ai pas trop eu l'occasion de poster récemment, la faute à des vacances sans connexion internet. Ca fait du bien de débrancher un peu de temps en temps. Par contre du coup j'ai eu plus de temps pour lire, et j'ai pris pas mal de retard dans mes chroniques. Voici donc un livre que j'ai terminé il y a déjà plusieurs semaines, mais qui m'a suffisamment plu pour que je m'en souvienne encore bien.

C'est le deuxième livre publié par les éditions Dystopia, après Bara Yogoï que je n'ai pas eu l'occasion de lire mais dont j'avais déjà entendu le plus grand bien. En même temps vu le copinage abondant dans le petit monde de l'édition SFFFF, il est souvent difficile d'avoir des avis objectifs sur ce genre d'ouvrages. C'est pourquoi j'ai généralement tendance à m'en tenir à l'écart, mais cette fois ci je me suis laissé tenter (la faute à Lhisbei, Gromovar et Efelle). Et grand bien m'en a pris!

On a là une sélection de six nouvelles de Lisa Tuttle (auteur américaine dont j'ignorais jusqu'au nom), choisies et traduites par Mélanie Fazi (dont j'avoue méconnaître aussi totalement l'oeuvre, décidément). Je ne sais pas si c'est dû à la sélection ou si toute l'oeuvre de Tuttle est centrée sur ces sujets, mais il y a clairement une cohérence de thèmes entre les différentes nouvelles. Sexe (ça devrait figurer en lettres capitales sur la couverture, parait que ça fait vendre), amour, grossesse (thématique centrale à deux des nouvelles) et maternité sont ici les maîtres mots. Pour autant, l'ouvrage n'a rien d'un pamphlet féministe ni ne cherche à toucher exclusivement un public féminin. La façon d'aborder ces thèmes les rend universels : il s'agit de confronter ses peurs et angoisses enfouies, ses "fantômes" personnels. Par moments, on se demande même si on est vraiment dans du fantastique "pur et dur" ou si on ne serait pas plutôt les témoins des hallucinations de la protagoniste principale et de la progression de sa folie. Cet espèce d'entre-deux nous plonge directement dans la tête des personnages et fait écho à nos propres obsessions et psychoses. Plutôt que de parler de chaque nouvelle séparément (et parce que j'avoue avoir un peu oublié celles qui m'ont le moins marquées), voici une sélection de mes préférées :

On commence fort avec Rêves captifs, qui relate l’expérience traumatique que constitue un enlèvement et une séquestration. J'ai trouvé le ton extrêmement juste (ce qui n'est pas évident quand on traite d'un sujet aussi sérieux et "chargé"), et l'histoire absolument glaçante.

Dans L'heure en plus, une mère de famille ne trouvant plus le temps d'écrire va voir apparaître une nouvelle pièce dans sa maison, à laquelle elle seule peut accéder. A l'intérieur de celle-ci, le temps semble s'écouler différemment, ce qui lui permet d'écrire à sa guise. Mais on ne peut pas vivre éternellement entre deux mondes, et elle va devoir faire un choix. Le final est troublant et laisse un petit goût d'amertume.

Ma pathologie est surement la nouvelle que j'ai préféré du recueil. Ca commence le plus simplement du monde, avec une rencontre entre deux amants et la grossesse de la protagoniste principale. Et puis on bascule dans l'horreur, mêlée d'hubris et d'amour irraisonné. Ce texte m'a arraché plus d'un frisson, je regrette juste qu'il se termine un peu abruptement.

Si les autres nouvelles m'ont moins marquées elles sont tout de même d'un bon niveau, puisque je ne me souviens pas m'être ennuyé une seule seconde à la lecture de ce recueil. Celui-ci se termine par une interview intéressante de Lisa Tuttle par Mélanie Fazzi. Un sans-faute, et une belle découverte donc. Ah et n'oublions pas la magnifique couverture que l'on doit à Stéphane Perger, jugez plutôt :

(cliquez pour élargir)

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Deus Ex

samedi 16 juillet 2011
Jeu PC développé par Ion Storm, sortit en 2000

Tiens pour une fois, je vais parler d'un jeu vidéo. Je n'ai malheureusement plus autant de temps à y consacrer qu'à une époque (d'ailleurs j'ai mis plusieurs mois à finir celui-ci), du coup je me concentre sur les grands classiques auxquels je n'ai pas encore joué. Et on fait difficilement plus culte que Deus Ex. En une dizaine d'années, il s'est établit comme la référence absolue de nombreux joueurs, et un porte-étendard pour tous ceux qui considèrent que le jeu vidéo peut être autre chose qu'un divertissement abrutissant.

Petit parfum de 1984

A première vue, Deus Ex c'est un shooter lambda : on pioche dans l'artillerie et on va botter les fesses des méchants. Avec cette idée en tête, je lance ma première partie. Un hélico me dépose sur des docks, à New York. Je jette un rapide coup d'oeil à ma mission, éliminer un groupe de terroristes ayant prit le contrôle de la statue de la Liberté. OK, pas très compliqué : je me lance. Cinq minutes plus tard, je me fait repérer, l'alarme est donnée et je me fait abattre comme un vulgaire pigeon. Bon, pas de bol. Je relance ma sauvegarde, c'est repartit. Même résultat. Là, je me demande si c'est moi qui suis vraiment un incapable ou si j'ai raté quelque chose. Cette fois, je prends le temps de réfléchir un minimum. J'examine la carte qui m'a été donnée. J'observe les mouvements de patrouille des gardes. Je réfléchis à la façon dont je vais infiltrer le complexe. Et là, je me rends compte que j'ai une pléthore d'options. Je peux essayer d'y rentrer de force, façon Scarface. Je peux tenter l'approche furtive, en m'efforçant de ne pas me faire repérer par les gardes. Je peux essayer de grimper sur les toits, en espérant qu'une porte là haut me permettra de pénétrer dans le bâtiment. Je peux payer une petite visite au QG de l'UNATCO, où j'y trouverais peut-être de l'équipement utile. Je peux aller faire un tour sur les quais au nord, où on m'a dit qu'un informateur pouvait me donner le code d'entrée de la porte principale. Et ça, c'est juste pour rentrer dans le bâtiment.

L'humour est également au rendez-vous

Vous l'aurez compris, dans Deus Ex, tout est question de choix. A chaque nouvelle situation à laquelle le jeu nous confronte, il nous oblige à nous poser deux minutes, observer, mettre sur pied un plan. Ou simplement se balader et à découvrir un environnement crédible, plein de possibilités. C'est le cas par exemple quand on débarque à Hong Kong. On est littéralement lâché dans cette ville, avec pour toute indication le nom d'un contact à retrouver. A nous de nous renseigner, interroger les locaux, séparer les informations utiles des rumeurs populaires, exploiter celles-ci à bon escient, rendre service à untel pour gagner sa confiance, etc. Les confrontations avec des NPC sont courantes, et les dialogues occupent une part importante dans le jeu. Là encore, la part belle est laissée à la décision du joueur. Quelle est la meilleure façon d’interroger ce témoin? Peut-on réellement faire confiance à ce représentant de l'Illuminati, même si nous partageons avec lui un ennemi commun? Les prises de décisions ont souvent d’importantes implications morales, qu'il nous faudra assumer par la suite. C'est ce que j'ai préféré dans ce jeu : il ne nous prend pas par la main, il ne nous met pas sur des rails. Il nous invite à faire attention aux détails, à réfléchir, et à interagir avec l'environnement. Et si on fait une erreur, il n'est pas là pour nous rattraper. On gagne ainsi en crédibilité, et donc en immersion. C'est la grande force du jeu. Paradoxalement, c'est aussi sa faiblesse. Car du coup on remarque d'autant plus la linéarité de l'intrigue (par ailleurs assez banale), sur le déroulement de laquelle on n'a pas réellement d'influence, sauf à la fin. C'est la seule critique que je puisse faire au jeu : on a parfois l'impression de se faire balader d'un endroit à un autre, sans toujours bien comprendre pourquoi, et sans avoir la possibilité d'en décider autrement. Non que ça soit pire que la plupart des autres jeux à ce niveau. Mais contrairement à ceux-ci, Deus Ex se situe dans une sorte de vallée dérangeante, dans la mesure où il est tellement crédible et immersif sur certains plans que l'on remarque d'autant plus ses (petits) défauts.

Gloups... c'est à moi que vous parlez, m'dame?

Quelques mots sur l'univers et sur l'intrigue. On est en plein cyberpunk, dans un univers dystopique tiraillé entre un gouvernement mondial qui abreuve la population de propagande, et des groupes de terroristes aux motivations obscures. On joue JC Denton, l'un des premiers humains modifiés de la tête aux pieds (littéralement) par la nanotechnologie. Travaillant au départ pour l'UNATCO, une agence antiterroriste internationale sous l'égide de l'ONU, on met rapidement à jour une conspiration mondiale, qui implique notamment le déploiement d'un virus mortel et la distribution contrôlée de son vaccin. Ca n'est pas dans son originalité qu'il faut chercher l'intérêt de l'univers ou de l'histoire, mais dans sa mise en scène. Tout ça est construit par petites touches, qui se complètent et s'assemblent pour former un tout cohérent. Certains personnages vont faire allusion à un évènement récent. Un journal que l'on va lire nous en apprendra plus sur le contexte politique qui a provoqué celui-ci. Un email sur un compte personnel que l'on va hacker nous révélera les coulisses de l'affaire, et les motivations réelles d'une des personnes impliquées dans celle-ci. Là encore, le jeu ne nous prend pas par la main : c'est à nous de recouper les différents éléments, et réfléchir à ce que tout cela signifie.

Petite discussion politique au détour d'une enquête

On remarquera que pour un FPS/RPG, Deus Ex est particulièrement bavard. Entre les dialogues, les journaux, les bouquins, les notes électroniques et les emails, on passe bien plus de temps à lire qu'à fracasser des crânes. On y trouve non seulement des éléments directement liés à l'univers, mais aussi des extraits de livres bien réels, qui entrent en résonance avec certaines situations du jeu. J'ai noté entre autre des références à The Man Who Was Thursday de Chesterton (que du coup j'ai envie de lire maintenant), Last and First Men de Stapledon (dito), Richard III de Shakespeare (s'il vous plait), Jack of Shadows de Zelazny, The Eye of Argon de Theis, ainsi qu'à des oeuvres de fiction fictionelles (elles mêmes contenues dans une fiction, une jolie mise en abîme). Finalement, et c'est aussi une des grandes sources de plaisir que j'ai eu à jouer à Deus Ex, il n'hésite pas à aborder plus ou moins directement de "grandes questions" et des thèmes récurrents de la SF, traités avec intelligence : la limite entre l'organique et l'informatique, le dépassement de l'intelligence humaine par l'IA, la possibilité d'une "dictature éclairée", etc. Il s'agit plus de pistes de réflexion qui sont esquissées que de véritables tentatives de réponses, mais rien que ça est suffisamment rare dans un jeu vidéo pour être souligné et salué.

L'IA, une nouvelle divinité? (cliquez pour élargir)

Alors évidemment, ça a prit un coup de vieux. La 3D a très mal vieilli, et les voix (même en VO) sont assez horribles. Mais si l'on arrive à passer outre ces éléments, on trouve dans Deus Ex un jeu à l'ambition inégalée. Tant au niveau du gameplay que sur la construction de l'univers et de la narration, c'est un jeu profond, intelligent et parfaitement maîtrisé. C'est maintenant avec une certaine appréhension teintée d'espoir que j'attends la sortie de Deus Ex Human Revolution.

Ralph Azham T1 : Est-ce qu'on ment aux gens qu'on aime? - Lewis Trondheim

mercredi 13 juillet 2011
album BD publié en 2011 chez Dupuis

J'ai du mal à croire que je n'ai pas encore parlé d'une BD de Trondheim sur ce blog. C'est pourtant un de mes auteurs préférés, co-créateur notamment de la génialissime série Donjon. Et de Donjon justement, Ralph Azham en a la couleur et le goût : même ambiance d'heroic-fantasy semi-parodique, même humour débilo-touchant, et un personnage principal un peu paumé qui n'est pas sans rappeler Herbert le canard. A tel point qu'on se demande pourquoi Trondheim lance cette nouvelle série en solo, plutôt que de refaire du Donjon (et alors qu'il a annoncé en parallèle qu'il allait en écrire au moins deux avec Sfar prochainement).

De quoi ça parle? Ralph Azham est le paria dans son village, qui le considère comme un bon à rien qui n'apporte que des emmerdes. Il faut dire que son pouvoir de deviner combien les femmes vont avoir d'enfants (et donc qui a perdu sa virginité ou qui fait cocu) n'aide pas... Comme tous ceux qui possèdent un don, il a été envoyé dans sa jeunesse à la capitale pour déterminer s'il était l'Elu qui pourrait sauver le royaume de La Horde. Mais en attendant, il est surtout enfermé dans l'enclos des cochons pour avoir écouté le conseil des sages et embrassé la jolie Claire.

Une lecture plutôt sympathique : l'humour est bien présent et fonctionne, l'intrigue sur le passé de Ralph et ses relations avec son père est rondement menée. Pas de quoi sauter au plafond pour autant : la série souffre de la comparaison inévitable avec Donjon, puisqu'elle est moins barrée, et les personnages ne sont pas particulièrement attachants. Côté graphique, on est en terrain connu : c'est du pur Trondheim, avec un trait simple et des personnages zoormorphiques. Les couleurs sont plus légères et diversifiées que d'habitude, ce qui donne un certain cachet à la série tout de même.

Au final, on a là un album correct mais sans grande surprise ni envergure. Ca vaut le coup d'oeil pour les fans de Trondheim comme moi, mais ça n'est clairement pas son oeuvre la plus marquante. Prochain album prévu pour la fin août, j'attends de voir ce que ça va donner.

La première page donne un bon aperçu du ton de l'album et de la palette de couleurs

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Le K - Dino Buzzati

dimanche 10 juillet 2011
Recueil de nouvelles initialement publié en 1966,  ici l'édition Pocket de 2004

J'avoue avoir abordé ce livre avec une certaine appréhension. Lors de ma première rencontre avec celui-ci, en classe de français, il m'avait beaucoup marqué et j'en gardais un bon souvenir, quoique assez vague. Mais certaines choses appartiennent au passé, et on est parfois déçu quand la redécouverte d'une oeuvre ne provoque pas en nous le même enthousiasme qu'à l'époque. C'est tout le contraire ici. Car non seulement je me suis régalé à la relecture de ce qui est à juste titre considéré comme un chef-d'oeuvre de la littérature fantastique, mais j'ai pu apprécier à leur juste valeur certaines nouvelles qui m'étaient un peu passées au dessus de la tête quand j'étais plus jeune.

Il faut dire que Buzzati cache bien son jeu. Toutes les nouvelles partent d'une situation quotidienne tout à fait banale, et les histoires sont racontées dans un style très simple, épuré, direct. Mais derrière cette simplicité qui n'est apparente, la plupart des nouvelles sont de vrais bijoux d'esprit et d'imagination. Plus d'une fois j'ai refermé le livre après la lecture d'une nouvelle, simplement pour la laisser décanter et réfléchir à ce que je venais de lire. Je conseillerais d'ailleurs à tout lecteur s'attaquant à l'oeuvre de prendre son temps. Avec pas moins de 50 (!) nouvelles, il ne faut surtout pas tout lire d'un coup, sinon on risque l'indigestion et de passer à côté de vraies petites pépites.

L'ensemble foisonne d'idées. On retrouve cependant certains thèmes qui apparaissent cher à l'auteur, tel que l'obsession de la mort et du temps qui passe, l'écriture, ou encore l'innocence de l'enfance. J'aime beaucoup le style et la façon de raconter les histoires de Buzzati, qui oscille entre la formule "classique" si j'ose dire du fantastique (situation familière dans laquelle va être introduite un élément surnaturel) et l'onirisme, voire l'absence totale d'élément fantastique. Difficile de ne pas faire le lien avec le réalisme magique, courant auquel on aurait sans doute rattaché Buzzati s'il était né sur un autre continent.

L'ensemble est évidemment inégal, et certaines nouvelles m'ont laissé indifférent. Mais la plupart sont très réussies, alternativement troublantes et touchantes, et quelques unes entrent même dans mon panthéon personnel, qui rassemble celles dont je me souviens longtemps après les avoir lues. En voici une petite sélection (attention, spoilers) :

Dans Le Défunt par Erreur, un petit peintre voit son avis de décès publié dans le journal. Après s'être plaint au rédacteur en chef, il décide finalement de continuer à se faire passer pour mort, car cela a pour effet de faire grimper les prix sur ses peintures. Mais il va rapidement finir par tomber dans l'oubli, ce qui revient à mourir, pour de vrai cette fois.

Avec L'arme secrète (une vraie nouvelle de SF, pour le coup), Buzzati prouve qu'il peut aussi faire dans l'humour cynique (assez peu présent dans le recueil par ailleurs). Le scénario tant redouté pendant la guerre froide a finit par avoir lieu, et les USA et l'URSS se balancent à la gueule l'arme secrète qu'ils ont tous les deux mis au point en parallèle. Celle-ci consiste en un gaz qui agit sur le cerveau et rallie sa victime à l'idéologie de ses adversaires. Les américains deviennent donc communistes, et les russes capitalistes. On change de costume, et la fête continue!

Dans Pauvre petit garçon!, Buzzati nous montre que nous sommes avant tout des êtres de culture, déterminés par nos environnements. Cette nouvelle m'a rappelé le récit uchronique de Schmitt La part de l'autre.

Chasseurs de vieux imagine une société où se serait développé un fascisme anti-vieux et où ceux-ci seraient férocement poursuivis et tabassés par des bandes de jeunes rappelant les droogs d'Orange mécanique. A la fin d'une longue poursuite nocturne, le chef de la bande a lui-même prit un coup de vieux, et se retrouve pourchassé par ses anciens camarades.

Dans Jeune fille qui tombe... tombe, on assiste à la chute d'une jeune fille du haut d'un grand immeuble. Le sol est si bas, elle a encore bien le temps de profiter de la vie, et puis la vue est si belle d'ici. Mais on finit toujours par se faire rattraper par le temps, à l'atterissage.


Coup de coeur

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Les enfants de Jessica T1 : Le discours - Luc Brunschwig et Laurent Hirn

vendredi 8 juillet 2011
album BD parut en 2011 chez Futuropolis

Futuropolis c'est des bons, Futuropolis c'est le bien, achetez-leur des BDs par palettes entières et envoyez-leur de gros chèques. Quoi, j'en fais trop? Ca se voit que j'ai reçu la BD gratos via l'opération masse critique de Babelio (que je remercie au passage, envoyez-leur des chèques à eux aussi)? Bon, OK. Mais ça ne m'a pas empêché de trouver plutôt bon ce premier tome d'une série qui s'annonce prometteuse. Mais resituons la chose. Les Enfants de Jessica, c'est la suite d'une série politico-thriller acclamée, Le Pouvoir des innocents, avec le même duo aux commandes. Problème : en bon ignare que je suis, je n'avais (et n'ai toujours) pas lu cette série. C'est maintenant chose faite. Alors, est-ce que ça se lit indépendamment? J'aurais du mal à me prononcer. Beaucoup d'éléments restent assez flous à la fin de cette lecture, sans que je sache s'ils ont déjà été éclaircis précédemment, ou s'ils le seront par la suite (sans doute un peu des deux).

Le trait est réaliste et colle bien à la narration

En tous cas, ça a suffit à piquer ma curiosité, puisque j'ai été assez séduit par cette (trop courte) introduction. Dans une Amérique telle qu'elle pourrait parfaitement le devenir d'ici quelques années (bien que le récit se situe en 2007), la Secrétaire aux Affaires sociales Jessica Ruppert s'apprête à donner un discours qui s'annonce déjà historique. Mais on se rend très vite compte que ses propositions à caractère social ne font pas l'unanimité, dans une société où prime avant tout la liberté individuelle (ce qui revient souvent à la liberté de s'en foutre) et où les immigrés ne sont pas forcément les bienvenus... Parallèlement, on suit la vie de la "fille" de Jessica, Amy, atteint d'une déficience intellectuelle légère et travaillant dans un foyer d'accueil, qui ne comprend pas très bien pourquoi tous ces gens en veulent à sa maman. C'est humain, c'est cru, c'est parfois violent et ça appuie souvent là où ça fait mal, en dénonçant sans sentimentalisme certains des travers les plus dérangeants de nos sociétés occidentales. Une réussite.

Seul bémol, comme je l'ai dit : c'est trop court. En 32 planches, l'intrigue n'a pas vraiment le temps de se développer, surtout que la narration prend le temps de s'attarder sur les personnages pour les rendre crédibles et véritablement humains. J'en veux plus!
En attendant, je vais essayer de mettre la main sur les 5 tomes du Pouvoir des innocents. Je trouve dommage que Delcourt (l'éditeur de la série) n'aie pas profité de l'occasion pour sortir une intégrale, j'aurais été preneur.

Lisez les sept premières planches ici.

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Kraven - Xavier Mauméjean

mardi 5 juillet 2011
Omnibus publié en 2009 chez Mnémos

Après avoir croisé l'auteur et pour inaugurer ma participation au défi Steampunk (il était temps!), je me suis attelé à la lecture de ce pavé qui me faisait déjà de l'oeil depuis un moment. Le bel objet que nous avons là est une "réédition augmentée" de deux romans déjà publiés en poche : "La ligue des héros" et "L'ère du dragon". J'ignore si les textes ont été retravaillés (pas à ma connaissance), mais on trouve surtout dans cette édition une double préface qui donne le ton et fournit une bonne introduction aux textes. Chose rare, puisque je suis généralement déçu par ce genre d'exercice qui n'a souvent qu'assez peu d'intérêt à mes yeux pour le lecteur découvrant l'histoire (j'ai d'ailleurs de plus en plus tendance à lire les préfaces à la fin). Ici pas d'analyse intellectualisante ou de critique élogieuse de l'histoire : Mauméjean et quelques autres auteurs dressent à travers des témoignages l'histoire éditoriale fictive de la série La ligue des héros et son influence sur toute une génération. Le ton est ainsi donné dès le départ : entre méta-humour et parodie affectueuse, l'histoire de lord Kraven et de ses compagnons sera un hommage à la littérature pulp et populaire. En plus de ces deux préfaces, cette édition rajoute également deux nouvelles plutôt sympathiques : "Il était reveneure..." et "Raven K.". Bien qu'elles relèvent de la même démarche que les deux textes principaux (à savoir transposer des personnages de fictions populaires dans un cadre historique), le ton y est nettement plus sombre (la première se situe pendant la 1è guerre mondiale et la seconde dans un camp de concentration nazi), ce qui tranche un peu avec le reste du recueil. Elles sont toutefois de bonne facture, surtout la deuxième que j'ai trouvé particulièrement glaçante. Pas de quoi casser sa tirelire à mon avis si l'on possède déjà les deux romans d'origine, mais des ajouts intéressants, donc.

Venons-en au coeur de l'histoire.
1898, l'année où tout a basculé. Menés par Peter Pan, les habitants de Neverland débarquent à Londres, dans les jardins de Kesington. Ceux-ci vont bouleverser l'équilibre de la société victorienne et nuire aux intérêts du commonwealth, jusqu'à être considérés comme de dangereux terroristes. En réaction, Sir Baycroft crée La ligue des héros, au sein de laquelle lord Kraven sera bientôt rejoint par English Bob, Lord Africa et le Maître des détectives. Toute ressemblance avec des personnages de fiction est purement intentionnelle.
Parallèlement, en 1969, un vieil homme amnésique est déposé par deux agents des services sociaux au foyer de sa fille. En tombant par hasard sur des magazines pulps, il va progressivement recouvrer la mémoire...

Je suis assez bluffé par la capacité de Mauméjean à créer un univers aussi vaste et cohérent. Mêlant l'historique et la fiction avec beaucoup d'esprit (les partisans de Peter forment par exemple l'"Internationale Féérique"), multipliant les détails et les références, on aboutit à à une uchronie à la fois amusante et crédible. Pour un peu, on croirait que la ligue a bel et bien existé. On sent qu'il y a un sacré boulot derrière, et l'univers pourrait parfaitement servir de support à de nouvelles histoires, tant il apparaît riche et complexe.
Ce qui m'a bien plût également, c'est que l'histoire n'est pas qu'un simple hommage adulatoire aux héros populaires et aux histoires pulps. Il s'inscrit à mon sens dans ce mouvement de déconstruction et de désacralisation de la figure du héros, un peu comme a pu le faire Watchmen. Mauméjean n'hésite ainsi pas à nous montrer l'"envers du décors", comme lorsque Kraven et English Bob se retrouvent chargés de mater dans le sang une grève salariale (référence au Bloody Friday de 1919). Car derrière les histoires romancées qui divertissent le peuple, c'est bien la raison d'Etat qui prime. Un petit passage assez parlant à ce sujet :
Savez-vous pourquoi l'équipe ne s'appelle pas "Compagnie des justiciers courtois" ou "Escadron des généreux gentlemen"? Parce qu'il faut des héros. C'est-à-dire des hommes sans scrupule, capables de commettre des actes que tout le monde feint d'ignorer. Des missions indignes, qu'un écrivain romantique enjolivera plus tard pour en faire des actions d'éclat, nobles et valeureuses. Il en a toujours été ainsi.


L'intrigue en elle-même n'a pas réussi à me happer pendant la totalité des quelques 500 pages, et j'ai mis du temps à terminer ce livre. L'idée de départ est intéressante, l'ensemble est très bien écrit, mais j'ai trouvé ça un peu longuet (particulièrement après le twist de la première partie de l'histoire, joliment amené). Je ne suis pas tout à fait convaincu qu'il y avait là matière à en écrire autant. Ceci étant dit, l'humour et l'abondance de références à elles seules m'ont poussé à aller jusqu'au bout, ce que je ne regrette pas. Une chouette lecture, pas prise de tête pour un sous mais fort divertissante, surtout si vous êtes amateur de littérature populaire et que vous connaissez un minimum les classiques.

Pour finir, je ne résiste pas à l'envie de partager deux passages particulièrement savoureux, où Lord Kraven se retrouve à discuter avec des représentants diplomatiques soviets, à Moscou (la première est un peu longue, mais vaut le coup d'oeil) :
- (...) vous savez bien que nos relations diplomatiques sont gelées!
(...)
- Pourtant, vous continuez à commercer.
Le conseiller Gorodine haussa un sourcil méprisant.
- Quel est le rapport? Nous ne faisons que poursuivre la lutte.
- De quelle façon, je vous prie?
- Décidément, milord, cet exil volontaire vous a coupé des réalités.
A la façon d'un bon élève, l'attaché culturel se redressa et récita sa leçon :
- Conformément au matérialisme dialectique qui reconnait en la négation un moment nécessaire de l'Histoire, l'Union Soviétique planifie une économie ultra-capitaliste destinée à démontrer l'inanité du système libéral et à le pousser jusqu'à ses plus extrêmes conséquences. Cela, pour en provoquer la faillite et instaurer le socialisme mondial dans la plus pure continuité historique.
Puis il se rassit, satisfait.
Pour obtenir gain de cause, lord Kraven devait faire montre d'intérêt. Aussi décida-il de relancer :
- Et concrètement, cela se traduit par quoi?
- Une activité d'échanges parfaitement saine et agressive qui ne rencontre pas véritablement de concurrents sur le marché. Et bien que le Parti soutienne cette étape transitoire, l'enrichissement n'est pour nous qu'un moyen, et non une fin.
- Vous devez dégager de considérables bénéfices...
- Exact.
- Que fait l'Etat de cette plus-value, l'argent est-il redistribué au peuple?
- Certainement pas! La République des Soviets ne souhaite pas corrompre le prolétariat. L'argent est attribué aux cadres du Parti qui, étant en contact avec les capitalistes étrangers, sont de toutes façons infectés par les miasmes du libéralisme. Nos courageux dirigeants acceptent la richesse par devoir et sacrifice pour la Révolution.
Le héros se piquait au jeu :
- Je vois. Dès lors qu'il y a des échanges, l'Union Soviétique est tenue d'importer?
- Da.
- Que faites-vous des produits d'importation?
- Nous les stockons dans des hangars.
- Ne se gâtent-ils pas?
- Parfaitement raisonné, milord. Ils pourrissent, dans le ventre des détenus politiques. Nous destinons les denrées périssables aux goulags. Les agitateurs réactionnaires se nourrissent de marmelade anglaise et boivent du Coca-Cola. Exclusivement.
- Aurez-vous le temps de visiter nos usines?
- Je ne pense pas.
- Dommage. Excellente production.
- Et qu'est ce qu'on y fabrique?
(...)
- Des tracteurs. Ils labourent les terres de la Rodina, notre mère Russie, et libèrent ses enfants qui peuvent entreprendre des études.
- Quel genre d'études?
- Oh, ingénieurs, mécaniciens. Pour fabriquer des tracteurs.

Défi steampunk

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