Kraven - Xavier Mauméjean

mardi 5 juillet 2011
Omnibus publié en 2009 chez Mnémos

Après avoir croisé l'auteur et pour inaugurer ma participation au défi Steampunk (il était temps!), je me suis attelé à la lecture de ce pavé qui me faisait déjà de l'oeil depuis un moment. Le bel objet que nous avons là est une "réédition augmentée" de deux romans déjà publiés en poche : "La ligue des héros" et "L'ère du dragon". J'ignore si les textes ont été retravaillés (pas à ma connaissance), mais on trouve surtout dans cette édition une double préface qui donne le ton et fournit une bonne introduction aux textes. Chose rare, puisque je suis généralement déçu par ce genre d'exercice qui n'a souvent qu'assez peu d'intérêt à mes yeux pour le lecteur découvrant l'histoire (j'ai d'ailleurs de plus en plus tendance à lire les préfaces à la fin). Ici pas d'analyse intellectualisante ou de critique élogieuse de l'histoire : Mauméjean et quelques autres auteurs dressent à travers des témoignages l'histoire éditoriale fictive de la série La ligue des héros et son influence sur toute une génération. Le ton est ainsi donné dès le départ : entre méta-humour et parodie affectueuse, l'histoire de lord Kraven et de ses compagnons sera un hommage à la littérature pulp et populaire. En plus de ces deux préfaces, cette édition rajoute également deux nouvelles plutôt sympathiques : "Il était reveneure..." et "Raven K.". Bien qu'elles relèvent de la même démarche que les deux textes principaux (à savoir transposer des personnages de fictions populaires dans un cadre historique), le ton y est nettement plus sombre (la première se situe pendant la 1è guerre mondiale et la seconde dans un camp de concentration nazi), ce qui tranche un peu avec le reste du recueil. Elles sont toutefois de bonne facture, surtout la deuxième que j'ai trouvé particulièrement glaçante. Pas de quoi casser sa tirelire à mon avis si l'on possède déjà les deux romans d'origine, mais des ajouts intéressants, donc.

Venons-en au coeur de l'histoire.
1898, l'année où tout a basculé. Menés par Peter Pan, les habitants de Neverland débarquent à Londres, dans les jardins de Kesington. Ceux-ci vont bouleverser l'équilibre de la société victorienne et nuire aux intérêts du commonwealth, jusqu'à être considérés comme de dangereux terroristes. En réaction, Sir Baycroft crée La ligue des héros, au sein de laquelle lord Kraven sera bientôt rejoint par English Bob, Lord Africa et le Maître des détectives. Toute ressemblance avec des personnages de fiction est purement intentionnelle.
Parallèlement, en 1969, un vieil homme amnésique est déposé par deux agents des services sociaux au foyer de sa fille. En tombant par hasard sur des magazines pulps, il va progressivement recouvrer la mémoire...

Je suis assez bluffé par la capacité de Mauméjean à créer un univers aussi vaste et cohérent. Mêlant l'historique et la fiction avec beaucoup d'esprit (les partisans de Peter forment par exemple l'"Internationale Féérique"), multipliant les détails et les références, on aboutit à à une uchronie à la fois amusante et crédible. Pour un peu, on croirait que la ligue a bel et bien existé. On sent qu'il y a un sacré boulot derrière, et l'univers pourrait parfaitement servir de support à de nouvelles histoires, tant il apparaît riche et complexe.
Ce qui m'a bien plût également, c'est que l'histoire n'est pas qu'un simple hommage adulatoire aux héros populaires et aux histoires pulps. Il s'inscrit à mon sens dans ce mouvement de déconstruction et de désacralisation de la figure du héros, un peu comme a pu le faire Watchmen. Mauméjean n'hésite ainsi pas à nous montrer l'"envers du décors", comme lorsque Kraven et English Bob se retrouvent chargés de mater dans le sang une grève salariale (référence au Bloody Friday de 1919). Car derrière les histoires romancées qui divertissent le peuple, c'est bien la raison d'Etat qui prime. Un petit passage assez parlant à ce sujet :
Savez-vous pourquoi l'équipe ne s'appelle pas "Compagnie des justiciers courtois" ou "Escadron des généreux gentlemen"? Parce qu'il faut des héros. C'est-à-dire des hommes sans scrupule, capables de commettre des actes que tout le monde feint d'ignorer. Des missions indignes, qu'un écrivain romantique enjolivera plus tard pour en faire des actions d'éclat, nobles et valeureuses. Il en a toujours été ainsi.


L'intrigue en elle-même n'a pas réussi à me happer pendant la totalité des quelques 500 pages, et j'ai mis du temps à terminer ce livre. L'idée de départ est intéressante, l'ensemble est très bien écrit, mais j'ai trouvé ça un peu longuet (particulièrement après le twist de la première partie de l'histoire, joliment amené). Je ne suis pas tout à fait convaincu qu'il y avait là matière à en écrire autant. Ceci étant dit, l'humour et l'abondance de références à elles seules m'ont poussé à aller jusqu'au bout, ce que je ne regrette pas. Une chouette lecture, pas prise de tête pour un sous mais fort divertissante, surtout si vous êtes amateur de littérature populaire et que vous connaissez un minimum les classiques.

Pour finir, je ne résiste pas à l'envie de partager deux passages particulièrement savoureux, où Lord Kraven se retrouve à discuter avec des représentants diplomatiques soviets, à Moscou (la première est un peu longue, mais vaut le coup d'oeil) :
- (...) vous savez bien que nos relations diplomatiques sont gelées!
(...)
- Pourtant, vous continuez à commercer.
Le conseiller Gorodine haussa un sourcil méprisant.
- Quel est le rapport? Nous ne faisons que poursuivre la lutte.
- De quelle façon, je vous prie?
- Décidément, milord, cet exil volontaire vous a coupé des réalités.
A la façon d'un bon élève, l'attaché culturel se redressa et récita sa leçon :
- Conformément au matérialisme dialectique qui reconnait en la négation un moment nécessaire de l'Histoire, l'Union Soviétique planifie une économie ultra-capitaliste destinée à démontrer l'inanité du système libéral et à le pousser jusqu'à ses plus extrêmes conséquences. Cela, pour en provoquer la faillite et instaurer le socialisme mondial dans la plus pure continuité historique.
Puis il se rassit, satisfait.
Pour obtenir gain de cause, lord Kraven devait faire montre d'intérêt. Aussi décida-il de relancer :
- Et concrètement, cela se traduit par quoi?
- Une activité d'échanges parfaitement saine et agressive qui ne rencontre pas véritablement de concurrents sur le marché. Et bien que le Parti soutienne cette étape transitoire, l'enrichissement n'est pour nous qu'un moyen, et non une fin.
- Vous devez dégager de considérables bénéfices...
- Exact.
- Que fait l'Etat de cette plus-value, l'argent est-il redistribué au peuple?
- Certainement pas! La République des Soviets ne souhaite pas corrompre le prolétariat. L'argent est attribué aux cadres du Parti qui, étant en contact avec les capitalistes étrangers, sont de toutes façons infectés par les miasmes du libéralisme. Nos courageux dirigeants acceptent la richesse par devoir et sacrifice pour la Révolution.
Le héros se piquait au jeu :
- Je vois. Dès lors qu'il y a des échanges, l'Union Soviétique est tenue d'importer?
- Da.
- Que faites-vous des produits d'importation?
- Nous les stockons dans des hangars.
- Ne se gâtent-ils pas?
- Parfaitement raisonné, milord. Ils pourrissent, dans le ventre des détenus politiques. Nous destinons les denrées périssables aux goulags. Les agitateurs réactionnaires se nourrissent de marmelade anglaise et boivent du Coca-Cola. Exclusivement.
- Aurez-vous le temps de visiter nos usines?
- Je ne pense pas.
- Dommage. Excellente production.
- Et qu'est ce qu'on y fabrique?
(...)
- Des tracteurs. Ils labourent les terres de la Rodina, notre mère Russie, et libèrent ses enfants qui peuvent entreprendre des études.
- Quel genre d'études?
- Oh, ingénieurs, mécaniciens. Pour fabriquer des tracteurs.

Défi steampunk

CITRIQ

2 commentaires:

Vert a dit…

Purée ça fait toujours bizarre quand je vois passer des rééditions de bouquins lus y'a 3 plombes xD. Jamais lu l'ère du dragon, mais je garde un bon souvenir de la Ligue des héros, même si la fin m'avait finalement beaucoup frustré... ceci dit je pense que je le lirais aujourd'hui (avec plus de connaissance de cette littérature populaire où puise le texte), je le comprendrais ptêtre mieux, va savoir ^^

Maëlig a dit…

Le twist final de la Ligue des héros est assez particulier, je peux comprendre qu'on n'accroche pas. L'ère du dragon est un niveau en dessous àma. Enfin disons qu'il souffre du syndrome classique des suites : on connait le concept et l'univers, donc l'intérêt est moindre.

Enregistrer un commentaire